Cours particulier
Quelque part du côté de LUCHON, dernier week-end d’octobre 2004.
Les Pyrénées. Panorama toujours aussi grandiose. Des sensations qu’il fait bon inhaler. Un envahissant parfum de liberté. Ces magnifiques pics luchonnais aux crêtes parfois acérées qui mériteront plus tard de donner leur nom à un affixe. Les hautes pâtures aux couleurs changeantes animées par la rotation du soleil d’où parviennent les tintements des sonnailles bovines, les massifs de rhododendrons mais aussi de myrtilles qu’on se régale de béqueter au passage. L’eau fraîche et sauvage des ruisseaux jaillissant en cascade au fond des combes rocailleuses.
Les deux petites chiennes s’ébattent dans ce paysage intact, provoquant quelquefois le jeu dans leurs courses effrénées à flanc de montagne, trébuchant et roulant sur les pentes herbues. Par instants, elles paraissent attentives, presque concentrées, attirées peut être par une effluve, l’envol d’un passereau, ou l’attitude de leur mère qui analyse une émanation.
Dans cette immensité se trouve un bois. Un bois d’une poignée d’hectares doté pour les initiés d’un point de repère: un arbre, presque un symbole local. Afin de préserver l’intimité du site je ne prononcerai pas son nom mais avec l’accent du pays, ce conifère déjà majestueux prend de suite une autre dimension.
C’est justement ce bois que nous contournons pour regagner notre voiture, minuscule point blanc, en bas, au fond de la vallée.
La saison de la perdrix grise s’achève et cette sortie du samedi ne restera pas celle de la mise en situation pour nos deux petites dernières âgées tout juste de cinq mois.
Adrien semble tout à coup hésitant. Le montagnard qui n’est pourtant pas du genre à ralentir le pas, se retourne comme pour mieux se focaliser sur ce qu’il vient de percevoir. Un bruit. Un simple bruit étouffé venant à peine de l’intérieur du bois. Un claquement d’ailes. Questionné sur le sujet, j’avoue que je n’ai guère prêté attention. Et puis Ranguy, la mère de nos petites n’a pas tenté la moindre virée sur le site.
Le lendemain, ce claquement d’ailes retentit encore dans la mémoire d’Adrien. Il résonne autant que la pluie fine et serrée qui s’abat sur la région.
Dans la nuit le ciel s’est chargé et la température a nettement chuté. La journée semble donc bien compromise mais l'ambiance me convient.
Cathy refait du café. Proche de la cheminée, les chiennes sont adorables à contempler, enroulées dans les corbeilles. Douce et paisible atmosphère, loin de tout.
Échanger quelques mots, les arômes mêlés de café, pain grillé et tabac blond, le crépitement des bûches. Le temps est suspendu.
Vers dix heures pourtant, la voix d’Adrien fait bondir Ranguy de sa couche : « on y va !»
La chienne entraîne au passage ses deux filles jusqu’au devant de la porte d’entrée.
La décision ne laisse aucun choix. Et comme tout le monde est déjà prêt, j’embarque moi aussi dans le 4x4 et c’est parti.
Effectivement la situation météo semble s’améliorer. La pluie laisse progressivement sa place à une brume légère. Pourvu que la limite de la neige soit suffisamment haute ! C’est le cas. Certes, si les conditions ne sont peut être pas idéales elles restent parfaitement acceptables.
Nous sommes partis sans sacs, légers, car la sortie ne devrait pas s’éterniser. Juste le temps de vérifier ce claquement d’ailes.
L’ascension se fait par la gauche afin d’éviter le bois qui sera visité en descendant.
Tout en haut du mamelon nous décidons tout de même de prospecter un tombant avant de nous replier .Les semelles de nos chaussures peinent à nous maintenir en équilibre sur cette pente raide à l’herbe trempée et glissante.
Ranguy est devant sur la droite, presque en crête. Les deux jeunes paraissent aujourd’hui assez indépendantes. Je manque un peu de souffle et ne suis pas Adrien qui monte. Une étroite coulée tracée par le bétail me permet d’avancer enfin le pied bien à plat.
Vaea descend sur ma position. Elle vient au contact et me dépasse, empruntant également la coulée, tandis que Viga disparaît en contrebas.
Puis Vaea ralentit sa course et bifurque sur la gauche, face à la pente. Elle ralentit encore puis s’arrête. J’hésite brièvement avant de saisir qu’il s’agit bien d’un arrêt. Un arrêt pourtant bien tendu. Je m’apprête à alerter Adri qui se retourne à cet instant et comprend.
La suite est un départ de perdreau, un coup de feu dans la brume et un oiseau sauvé un jour de fermeture.
Qu'importe. Ce que nous retenons plus que tout, c’est cette première mise en situation pour Vaea. Sa sœur, revenue sur ses pas, semble avoir enregistré la scène. Il ne faudra pas bien longtemps pour le confirmer.
Un brusque changement d’attitude chez les petites se traduit par une grande excitation, une certaine forme de concurrence comme s’il fallait être la première à trouver quelque chose. Mais quoi! Cela ne dure pas.
Le temps pour Ranguy de reprendre les affaires en …pattes et de montrer qui est encore la maîtresse en ces parages.
Ses deux filles vont assister à leur première grande leçon.
Retournant sur nos pas, nous approchons du bois lorsque le collier de la mère se déclenche. Elle vient de se figer à une cinquantaine de mètres, juste en lisière sur le découvert. Sa position ne laisse aucun doute. Ranguy n’attend jamais un ordre pour couler. Le travail, elle le fait naturellement et si le collier se déclenche, il est préférable d’aller servir sans hésiter.
Je ne prends jamais le fusil à Luchon. C’est ainsi. Mon vieil instantané est resté quant à lui sur la table du salon. Dommage.
.Alors qu’Adrien s’approche, je n’ose intervenir sur les filles qui, au son du bip, déboulent simultanément. Pris de cours, ne sais comment gérer la situation et me pose tout à coup une multitude de questions: dois-je tenter de les ralentir afin de leur éviter de remonter trop brusquement? Les diriger? De quelle manière? Les stopper afin de ne pas risquer une tape et les voir se précipiter faire voler...
Je suis troublé, incapable de réagir. Trop de questions inutiles car je n’ai pas le temps d’intervenir et reste moi aussi figé à l’image offerte.
Vaea et Viga placées à égale distance de leur mère et d’elles mêmes, en retrait de trois à quatre mètres. Une figure cynophilogéométrique. Un triangle setterisocèle, que sais-je ? Il fallait bien inventer un nom pour cette figure. La scène me déconcerte.
Adrien m’avertit: « je la vois sur la pelouse ! ».
Quelques secondes et c’est l’envol. Je suis du regard la bécasse qui semble essuyer la gerbe, louvoie sur notre gauche en lisière puis pénètre et disparaît dans le bois. J’annonce un manqué, peut être un touché. Adri me répond : « non, elle est tombée là, juste devant les hêtres. » Effectivement les chiennes l’on trouvée de suite. Il y avait donc un pairon.
Nos deux petites sont invitées à s’imprégner la truffe et surtout la mémoire du parfum de la dame des bois.
Durant quelques instants, on refait le topo : le changement de temps obligeant les oiseaux en migration à ce cantonnement provisoire, Vaea sur le perdreau tout à l’heure, la prise de point de Ranguy…
D’ailleurs, nous l’avions presque oubliée la diablesse. Nous avions omis qu’en ces lieux c’était bien elle qui menait le bal. La meneuse de revue qui, depuis sa deuxième saison, n’avait aucun besoin de prendre connaissance des consignes au départ de l’action.
Adri avait bien vite compris qu’il fallait lui laisser l’initiative. Il suffisait de suivre, parfois c’est vrai, de localiser ses embardées, mais surtout faire confiance à son fabuleux sens de la place.
Et justement, comme pour nous rappeler qu’elle donne aujourd’hui un cours particulier, le bip se déclenche à nouveau sur la gauche.
A tenter d’aller au plus vite, nous affolons cette fois-ci les jeunes qui arrivent de face et font voler. Nous laissons faire.
Elles sont intenables. Nous en sommes convaincus, il vient incontestablement de se passer quelque chose.
Pas le temps de philosopher. Un autre déclenchement. Ranguy vient de retrouver la dame.
L’expérience démontre qu’ici, les oiseaux levés gagnent leurs cachettes secrètes pratiquement toujours à l’intérieur du même bois, rarement sur l’autre versant pourtant distant de quelques coups d’ailes. Et Ranguy les connaît. Guidés par le bip du collier, nous la retrouvons avec ses filles dans un nouveau triangle.
Dans la pénombre, seules les toisons blanches des chiennes se distinguent. Nous laissons l’action se prolonger lorsque soudainement l’oiseau part en chandelle dans l’épaisseur des sapins. Son contour apparaît furtivement sur une trouée. Un coup de feu secoue les ramures mais la belle nous salue bien.
Nous entamons alors notre descente vers la piste, la dernière partie de bois avant la prairie
L’ange d’Artémis qui nous accompagne aujourd’hui a décidé de nous gratifier d’un dernier présent.
Adri le sait. Sans me le dire, il est quelque part persuadé de cette dernière prise de point. L’ultime remise. C’est Ranguy qui lui avait un jour indiquée. Celle d’où généralement la belle disparaît, quitte définitivement le bois.
Au déclenchement du collier nous sommes encore loin. Adri me décrit le site. Il ne s’est pas trompé. C’est exactement ça.
Une nouvelle fois l’image est forte, prenante. La conclusion de la séance d’éducation pour les petites.
La dame n’aura laissé que son parfum. C’était sa dernière danse.
Le retour est silencieux. De longues minutes sans la moindre parole comme si chacun éprouvait le besoin de se recueillir, de remercier le ciel de lui avoir offert ces moments intenses en émotion. Comblés.
La route luisante, la brume qui tombe encore plus épaisse, la buée sur les vitres et l'odeur des chiennes trempées et fumantes. Sensation de bien-être malgré le froid de nos pantalons humides.
En traversant le hameau nous apercevons la silhouette de Pierre sortant du chalet. Le sourire complice et l'oeil malicieux du sage attendent un récit déjà imaginé. Il connaît Adri, sait que nous étions seuls dans le secteur et depuis sa demeure presque face au bois sur le versant opposé...Il partage avec sincérité notre satisfaction.
Rentrés à la maison nous recevons la visite de Bidouche dont l'enthousiasme communicatif nous ferait presque revivre les séquences. « vous l'avez trouvée là, relevée à la remise dans le chablis ou sous le gros arbre couché... » Un vrai régal.
C'est enfin au tour de Jean-Michel de se joindre à nous. Il tenait à rencontrer Viga qu'il n'avait pas revue depuis sa naissance. Il est le papa du devenu célèbre géniteur.
L'échange est bien engagé lorsque mon esprit s'échappe de cette discussion authentique et passionnée. Ma mémoire ne cesse de projeter l'image de la dernière remise; Ranguy est restée bien longtemps sur cette place chaude et ce n'est pas dans ses habitudes. Inconsciemment je parviens à me convaincre qu'elle avait connaissance du départ de l'oiseau lorsque les petites l'ont patronnée. J'ai le souvenir de son oeil roulant sur le côté comme pour veiller ou observer sa progéniture. Comme si à cet instant, elle exprimait quelque chose: « elle est partie mais ceci n'est pas très important. Ce qui compte maintenant pour vous c'est de bien vous souvenir de son odeur. Respirez profondément les filles et faites comme moi. Tentez bien la tête pour lancer loin votre museau sur l'avant. Fléchissez bien les pattes pour être prés du sol. C'est votre dernier exercice, après je relève les copies. »
De ceci, je n'ai jamais parlé. Sans doute par crainte de passer pour un illuminé. Mais à ce jour il y a prescription, alors!
Et puis tout ça n'est peut-être que le fruit de mon imagination débordante.
Peut-être pas... J.Lo